DAKAR – Il y a quelques semaines, je suis tombée sur la rediffusion d’un épisode de la série américaine « Le Prince de Bel-Air ».
Pour ceux qui ne connaissent pas ce programme figurant dans la filmographie de Will Smith (« Le Prince de Bel-Air », c’est lui), la scène dont je vais parler met en présence Hillary, qui est la cousine de Will, et Jazz, ami de Will et infatigablement amoureux d’Hillary (pourtant, il se fait éconduire régulièrement – propulser hors de la maison serait l’expression la plus adéquate – par Phil, le père d’Hillary, qui n’aime pas ses manières et sa tête, mais cela variera, avec le temps…).

Fuite au cerveau ?
C’est un épisode de la saison 1 (celui dans lequel apparaît Naomi Campbell). Dans une boîte de nuit, Hillary aperçoit Jazz arborant au front un énorme sparadrap et lui lance : « Qu’est-ce que c’est que ce pansement ? Tu as le cerveau qui fuit ? » J’ai ri !
J’ai re-ri en y repensant. (Je crois que j’ai été livrée avec un distributeur intégré de rires, qui se met en marche parfois sans crier gare. Mes familles et amis l’alimentent beaucoup, mais gardez cela pour vous, je ne les ai pas encore mis au courant. Mes lectures aussi.) Re-re-rire parce que je ne sais plus qui, ni où, a parlé de « la fuite des cerveaux ». Ca a fait : « Tilt ! », puis, j’ai imaginé : « Ploc, ploc, ploc… »
– La pluie ?
– Non, une fuite au cerveau.
– Ha, ha, ha !
– *Cling* ! Ha, ha, ha !
– Qu’est-ce que c’est ?
– Mon distributeur de rires aléatoires.

« Aussi bêtes que les hommes »
A propos de cerveau, j’ai repensé à une période de mon enfance, quand, à l’école, mes camarades et moi peinions à retenir les leçons ou les commissions à faire pour les parents : nous nous entendions alors demander si c’était du crottin d’âne, « fali bo », qui nous remplissait l’encéphale.
L’aliboron, pauvre animal, était également convoqué pour les indociles : « A kunkolo ka gɛlɛn i n’a fɔ fali ta ! » Littéralement : « Il/elle a la tête dure comme celle d’un âne ! » ou de sa cousine métisse, la mule. Je me demande ce que ces équidés ont bien pu faire aux humains pour avoir une telle réputation. Peut-être qu’il a raison, l’écrivain et humoriste Henri Roorda, « les animaux sont parfois aussi bêtes que les hommes ». Mais je m’égare…

Au fil du temps, j’ai entendu d’autres variantes de la question capitale comme : « Ho, c’est du sable que tu as dans la tête ou quoi ? ». Mais l’une des moins gentilles expressions dans ce domaine est celle-ci : « N’avoir rien dans la tête ». Rien, le vide, le néant ? Ce serait sans doute incorrect de répondre que rien = le vide = le néant. Car, selon certaines thèses, le rien n’existe pas, le vide contient quelque chose et le néant est gorgé d’énergies.
« Boîte Rien »
Quelqu’un devrait le signaler à Mark Gungor, le pasteur américain qui fait des conférences sur le mariage et la famille (il les appelle « séminaires Laugh Your Way To A Better Marriage »).
Avertissement : « A mi-chemin entre le spectacle d’humour et la thérapie de couple, le séminaire de Gungor a pour principal objectif de faire diminuer le taux de divorce en outillant les couples » qui y assistent, explique une doctorante en science politique de l’Université du Québec, Véronique Pronovost, qui l’a étudié dans un mémoire présenté en 2013. Et, selon elle, le conférencier promeut « le discours de la droite chrétienne » américaine, il se sert « de l’utilisation de l’humour comme stratégie rhétorique visant à convaincre l’auditoire d’adopter les comportements genrés ».
Ceci étant précisé, j’ai découvert Gungor dans une vidéo reçue par WhatsApp, « The Tale of Two Brains », où il évoque des différences entre cerveaux masculin et féminin (si l’anglais est du chinois pour vous, il y a une version sous-titrée en français avec des fautes ici). Il y dit que les hommes ont l’encéphale peuplé de boîtes bien distinctes au milieu desquelles trône la « boîte Rien », alors que chez les femmes, tout est inextricablement lié, bzz-bzz-bzz et bla-bla-bla. Selon lui, la boîte Rien est la préférée des hommes, qui aiment à s’y réfugier pour profiter du grand Rien, surtout du suprême Rien-Faire.

Comme un sosie de l’Antarctique
A voir certaines personnes agir, l’on se demande effectivement si c’est du fali bo, du sable ou du vide-pas-tout-à-fait-inexistant-gonflé-à-bloc qu’ils ont dans le crâne. Pour d’autres, l’on imagine carrément leur organe central en sosie de l’Antarctique qui, soutiennent les experts, est « le désert le plus grand du monde » (le Sahara n’est que le troisième plus grand désert au monde, après l’Antarctique et l’Arctique. Mais quand il est question de désert de sable, de désert chaud, là, il arrive en tête).
L’Antarctique, c’est une superficie de quelque 14 millions de km2 recouverte à 98 % de glace. Ouh, quelle mission aglaglaglagleutesque pour les neurones perdus là-dedans (s’ils n’ont pas tous plié bagages pour un environnement moins hostile) !
Imaginez… Vous êtes à Dakar. Dans une rue devenue ruelle parce qu’elle est mangée sur ses bords par du gravier et du sable pour une villa en cours de transformation en immeuble R+N, des briques fraîchement confectionnées et les ordures des maisons riveraines non ramassées. La rue-ruellisée est aussi parcourue d’irréguliers ralentisseurs artisanaux, sans doute pour calmer l’ardeur d’éventuels conducteurs espérant s’y entraîner pour le rallye raid Dakar en exil depuis 2009 en Amérique du Sud.
Café Touba et téléphone au volant
Il y a tout ça et, au milieu, un chauffeur de taxi – un véhicule d’un âge canonique et à la direction « dure comme caillou » – qui entreprend de faire demi-tour tenant, d’une main, le volant, de l’autre, un gobelet de café Touba fumant et, entre les dents, son téléphone à la radio allumée laissant échapper les hurlements d’un animateur. Puis le téléphone tombe dans le gobelet de café. Le gobelet choit sur les… sur l’entrejambe. La main lâche le volant qu’elle tenait pendant que, mu par la douleur à l’entrejambe, le postérieur se soulève et le pied appuie sur l’accélérateur. Heureusement pour les riverains, le taxi était dirigé vers le tas de sable. Comment concevoir ce qui se passe dans la tête de quelqu’un pour faire ça, vous pouvez me le dire ?
– Non.
– Parce que vous visitez votre boîte Rien ?
– Quoi ?
– Rien.
Si ça se trouve, le cerveau du taximan avait senti venir la catastrophe et a décidé de se mettre à l’abri. Voir la bêtise naître en son sein, croître à une vitesse exponentielle et foncer sur soi comme un car rapide à tombeau ouvert sur une autoroute sans péage : à sa place, vous resteriez à attendre de vous faire écraser, vous ?

Un brouillamini du diable
Dans d’autres cas, le cerveau doit juste s’accorder quelques jours de vacances, pour éviter le surmenage. C’est peut-être ce qui est arrivé au narrateur du livre « Le journal d’un fou » de Nikolaï Gogol (1). C’est un fonctionnaire russe que, pourtant, son chef met en garde dès les premières pages contre ce qu’il inflige à sa propre tête : « Comment se fait-il que tu aies toujours un pareil brouillamini dans la cervelle, frère ? Certains jours, tu te démènes comme un possédé, tu fais un tel gâchis que le diable lui-même n’y retrouverait pas son bien » (2), lui a-t-il dit.

Et un jour, pfuit ! Le cerveau du fonctionnaire part en vacances. Un dégagement cérébral qui, semble-t-il, a provoqué un déclic chez le Russe. Il s’est découvert roi d’Espagne et a confié à son journal : « Maintenant, tout est clair… Avant, je ne comprenais pas, avant, tout était devant moi dans une espèce de brouillard. Tout ceci vient, je crois, de ce que les gens se figurent que le cerveau de l’homme est logé dans son crâne ; pas du tout : il est apporté par un vent qui souffle de la mer Caspienne. » (3)
– Il y en a au moins un pour qui c’est clair. Vous n’avez rien de moins Gogol en stock ?
– Da, j’ai une autre théorie : la grève du cerveau.
– La greffe, vous vouliez dire ?
– Non, la grève. Imaginez la tête de quelqu’un. Une fripouille.
– Pat Hibulaire, par exemple ?
– Très bien, une figure patibulaire.
Cerveau en grève
Dans la tête de Krap Hul, appelons-le ainsi, le cerveau ronge son frein pendant des jours, des mois et des années, estimant être peu sollicité. Il avertit, proteste, rien n’y fait. Et puis le jour où Krap Hul a besoin de lui, comptant exploiter une intelligence épargnée de longue date, pas de réponse ! Rien, foyi !
– Parce qu’il est mort ?
– Mais non, en grève, je vous ai dit.
Me vient également à l’esprit un épisode de la série américaine « Los Angeles, Police Judiciaire » (« Law & Order: Los Angeles »). Dans cette partie, deux malfrats se rendent chez un homme, de nuit, pour l’enlever. Mais leur victime fait une crise cardiaque et en meurt. Comme ils ne veulent pas laisser de trace, ils entreprennent de faire fondre le corps dans de l’acide dans la salle de bain…
– Argh, quelle horreur !
– C’est de la fiction, voyons. Et ce n’est rien, comparé à ce que j’aurais pu raconter en piochant chez Quentin Tarantino.
– Pitié, ne me Tarantinez pas ! Poursuivez avec vos malfrats de Los Angeles.
Troquer sa cervelle contre une arme
Donc, salle de bain, bain d’acide pour l’ex-futur kidnappé. Et paf, la police débarque, abat les deux apprentis ravisseurs (qui ont quand même le temps d’essayer de riposter, ils étaient armés jusqu’aux dents).
– Il y a beaucoup de morts dans votre histoire-là…
– Vous ne voulez pas savoir comment la police a su qu’ils étaient là ?
– Comment a-t-elle su ?
Elle a été prévenue par une voisine qui s’est étonnée de voir une voiture allumée et à l’arrêt depuis trop longtemps dans son quartier, en zone résidentielle. Les deux bandits avaient laissé le moteur de leur véhicule tourner en pensant qu’ils n’en auraient pas pour longtemps, et quand les choses ne se sont pas déroulées selon leur plan, ils ont oublié d’aller éteindre le moteur. Constat d’un des policiers : « Ce n’est pas facile le crime quand on est bête. (…) Les deux abrutis avaient plus de flingues que de cervelle. »
La sottise, péril mondial
– Hum… Finalement, c’est mieux quand vous parlez des livres. C’est moins sanglant.
– Qu’y puis-je ? Certains films sont livrés avec beaucoup de ketchup.
– Puis-je vous dire la vérité ?
– Je vous en prie.
– Votre idiot-logie… comme vous vous y prenez… ce n’est pas très structuré et pas très clair.
Je le reconnais. Et j’abandonne ! Bien d’esprits brillants y consacrent temps et énergie depuis des lustres, ils n’en ont pas encore fait le tour. C’est que l’affaire traverse les siècles et les frontières, d’après le délicieux essai du philosophe français Lucien Jerphagnon : « La… sottise ? (Vingt-huit siècles qu’on en parle) ».

Nous sommes nombreux, à être concernés (« concernés » en un seul mot, n’allez rien imaginer). Alors, « gardons-nous, en effet, de jamais oublier que nul ne se défausse absolument de la sottise, toujours prête à envahir la façon dont on regardait pas plus tard qu’hier les choses et les gens. On n’est que trop tenté de reconduire à son profit la maxime selon laquelle +la sottise, c’est les autres+. (…) Nul parmi les humains ne saurait échapper au péril de la sottise, certains y étant plus exposés que d’autres. On ne démontre jamais si bien le mouvement qu’en marchant. » – Lucien Jerphagnon

A la prochaine !
Coumba Sylla
(1) Les extraits du « Journal d’un fou » utilisés dans ce billet sont tirés d’une version électronique éditée par le groupe Ebooks libres et gratuits, qui l’offre en téléchargement sur son site, notamment en PDF. Le même livre apparaît intitulé « Les mémoires d’un fou » sur le site de la Bibliothèque russe et slave.
(2) Citation telle que rapportée dans « Les mémoires d’un fou » : « Quel désordre as-tu donc dans la tête, mon frère ? Souvent tu te jettes à droite et à gauche comme un homme asphyxié par la chaleur du poêle ; tu embrouilles les papiers de façon que le diable lui-même ne s’y retrouverait plus (…) ».
(3) Citation telle que rapportée dans « Les mémoires d’un fou » : « Maintenant tout est éclairci ; je vois tout comme sur la paume de la main, tandis qu’auparavant tout me semblait caché dans une espèce de brouillard. Et je crois que tout cela provient de ce que les hommes s’imaginent que la cervelle humaine est logée dans la tête. Pas le moins du monde ; c’est le vent qui la porte du côté de la mer Caspienne ».
A toutes fins utiles…
Les illustrations utilisées sont des extraits photographiés des oeuvres ci-dessous.
– Marguerite Abouet et Mathieu Sapin, « Akissi – Histoires pimentées », Editions Gallimard, 2014.
– Un épisode du « Prince de Bel-Air » diffusé par BET France le samedi 28 avril 2018. Série créée par Andy Borowitz et Susan Borowitz, produite par Quincy Jones.
– Quino, « Il était une fois Mafalda », Editions Glénat, 2011.
– Henri Roorda, « On ne badine pas avec l’infini », domaine public, Editions Les Bourlapapey / Bibliothèque numérique romande (BNR). Livre numérique téléchargeable sur le site de la BNR.
– Lucien Jerphagnon, « La… sottise ? (Vingt-huit siècles qu’on en parle) », Editions Albin Michel, 2010.
C.S.