- E-book « Hygiène de l’assassin » d’Amélie Nothomb, Editions Albin Michel, 2011. Version papier publiée chez le même éditeur en 1992.

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Quatrième de couverture

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Bibliographie de l’auteure


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Extraits

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A quoi pense un grand écrivain condamné à une mort imminente ?

– Monsieur Tach, je n’userai pas, avec un homme tel que vous, des périphrases qui ont cours dans ma profession. Aussi je me permets de vous demander quelles sont les pensées et les humeurs d’un grand écrivain qui se sait sur le point de mourir.
– (Silence. Soupir.) Je ne sais pas, monsieur.
– Vous ne savez pas ?
– Si je savais à quoi je pensais, je suppose que je ne serais pas devenu écrivain.
– Vous voulez dire que vous écrivez pour savoir à quoi vous pensez ?
– C’est possible. Je ne sais plus très bien, je n’ai pas écrit depuis si longtemps.
– Comment ? Mais votre dernier roman a paru il y a moins de deux ans…
– Vidange de tiroir, monsieur. Mes tiroirs sont tellement pleins que l’on pourrait éditer un nouveau roman de moi chaque année pendant la décennie qui suivra ma mort.
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« Parler d’un roman n’a aucun sens » pour celui qui l’a écrit

– Et si nous parlions de votre oeuvre à présent ?
– Si vous y tenez.
– Vous n’aimez pas en parler, n’est-ce pas ?
– On ne peut rien vous cacher.
– Comme tous les grands écrivains, vous êtes d’une grande pudeur dès qu’il s’agit de vos écrits.
– Pudeur, moi ? Vous devez vous tromper.
– Vous semblez prendre du plaisir à vous disqualifier. Pourquoi niez-vous que vous êtes pudique ?
– Parce que je ne le suis pas, monsieur.
– Alors, pourquoi répugnez-vous à parler de vos romans ?
– Parce que parler d’un roman n’a aucun sens.
– Il est pourtant passionnant d’entendre un écrivain parler de sa création, dire comment, pourquoi et contre quoi il écrit.
– Si un écrivain parvient à être passionnant à ce sujet, alors il n’y a que deux possibilités : soit il répète tout haut ce qu’il a écrit dans son livre, et c’est un perroquet ; soit il explique des choses intéressantes dont il n’a pas parlé dans son livre, auquel cas ledit livre est raté puisqu’il ne se suffit pas.
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Ecrivain, « le métier le plus impudique du monde »

– Mais on peut parler d’une oeuvre en en ménageant le secret.
– Ah oui ? Vous avez déjà essayé ?
– Non, mais je ne suis pas écrivain, moi.
– Alors, au nom de quoi me dites-vous ces sornettes ?
– Vous n’êtes pas le premier écrivain que j’interviewe.
– Est-ce que, par hasard, vous oseriez me comparer aux plumitifs que vous interrogez d’habitude ?
– Ce ne sont pas des plumitifs !
– S’ils parviennent à discourir sur leur oeuvre tout en étant passionnant et pudiques, pas de doute que ce sont des plumitifs. Comment voulez-vous qu’un écrivain soit pudique ? C’est le métier le plus impudique du monde : à travers le style, les idées, l’histoire, les recherches, les écrivains ne parlent jamais que d’eux-mêmes, et en plus avec des mots. Les peintres et les musiciens aussi parlent d’eux-mêmes, mais avec un langage tellement moins cru que le nôtre. Non, monsieur, les écrivains sont obscènes ; s’ils ne l’étaient pas, ils seraient comptables, conducteurs de train, téléphonistes, ils seraient respectables.
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Auto-portrait d’un écrivain laid

– J’ai toujours été laid.
– Mais vous n’êtes pas si laid.
– Vous êtes délicat, vous au moins.
– Enfin, vous êtes gros, mais pas laid.
– Qu’est-ce qu’il vous faut ? Quatre mentons, des yeux de cochon, un nez comme une patate, pas plus de poil sur le crâne que sur les joues, la nuque plissée de bourrelets, les joues qui pendent – et, par égard pour vous, je me limite au visage. (…) Je pourrais être couperosé, verruqueux… (…) : en fait, ma tête ressemble à une belle paire de fesses, lisses et molles. C’est une tête qui prête plus à rire qu’à vomir.
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« Les gens ne savent rien des métaphores »

– Je n’ai jamais fait de moulage de crucifiés, je vous assure.
– Naturellement, mais c’est la métaphore de ce que vous faites.
– Que savez-vous des métaphores, jeune homme ?
– Mais… ce que tout le monde en sait.
– Excellente réponse. Les gens ne savent rien des métaphores. C’est un mot qui se vend bien, parce qu’il a fière allure. +Métaphore+ : le dernier des illettrés sent que ça vient du grec. Un chic fou, ces étymologies bidons – bidons, vraiment : quand on connaît l’effroyable polysémie de la préposition meta et les neutralités factotum du verbe phero, on devrait, pour être de bonne foi, conclure que le mot +métaphore+ signifie absolument n’importe quoi. D’ailleurs, à attendre l’usage qui en est fait, on arrive à des conclusions identiques.
– Que voulez-vous dire ?
– Ce que j’ai dit, très exactement. Je ne m’exprime pas par métaphore, moi.
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« Les mots, ce sont les belles matières, les ingrédients sacrés »

– Un écrivain qui hait les métaphores, c’est aussi absurde qu’un banquier qui haïrait l’argent.
– Je suis sûr que les grands banquiers haïssent l’argent. Rien d’absurde là-dedans, au contraire.
– Et les mots, pourtant, vous les aimez ?
– Ah, j’adore les mots, mais ça n’a rien à voir. Les mots, ce sont les belles matières, les ingrédients sacrés.
– Alors la métaphore, c’est la cuisine – et vous aimez la cuisine.
– Non, monsieur, la métaphore n’est pas la cuisine – la cuisine, c’est la syntaxe. La métaphore, c’est la mauvaise foi ; c’est mordre dans une tomate et affirmer que cette tomate a le goût du miel, ensuite manger du miel et affirmer que ce miel a le goût du gingembre, puis croquer du gingembre et affirmer que ce gingembre a le goût de la salsepareille, après quoi…
– Oui, j’ai compris, inutile de continuer.
– Non, vous n’avez pas compris : pour vous faire comprendre ce qu’est réellement une métaphore, je devrais continuer ce petit jeu pendant des heures, parce que les métaphoriens, eux, n’arrêtent jamais, ils continuent aussi longtemps qu’un bienfaiteur ne leur a pas cassé la gueule.
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Coumba Sylla
@ Dakar