Ipséité

DAKAR – J’ai rencontré l’ipséité le 23 octobre 2017, dans la version numérique d’un journal belge, Le Soir, paru trois jours auparavant. Dans cette parution, un article consacré à un rappeur belge d’origine congolaise (République démocratique du Congo), Damso, nom d’artiste de William Kalubi. Le texte (accès payant en ligne) est illustré par une photo en contre-plongée d’un homme ayant un faux air de Fally Ipupa, cigarette calée derrière l’oreille gauche, laquelle oreille porte anneau.

(Digression. A propos de Fally Ipupa, si vous avez un peu de temps, allez donc voir cette vidéo de Binetou Sylla (que je ne connais que de nom – pour l’instant, en dépit de notre patronyme commun), « De la rumba congolaise à l’afropop, Fally Ipupa, héritier avant-gardiste », publiée sur Le Monde Afrique le 27 octobre 2017.)

 

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« Damso, le Mohammed Ali du rap francophone », Le Soir, 20 octobre 2017.

C’était une rencontre plutôt violente. Vous avez vu ce titre ? « Damso, le Mohammed Ali du rap francophone« . (Rien que ça !) Il a envoyé un uppercut à ma curiosité. Ensuite, j’ai dû accrocher mon estomac – où un café tout juste avalé tentait de faire son travail de drogue – en enjambant des extraits de paroles sexuels et scatologiques. Deuxième paragraphe, deuxième mot, c’est là : Ipséité. Mais, encore sonnée par tout ce qui précède, je n’y fais pas vraiment attention. Je m’arrête dessus un peu avant la fin, à la dernière ligne de l’avant-dernière colonne, pendant qu’un manageur et tourneur parle de lui : « Avec Ipséité, il a prouvé qu’il savait marcher sur la pointe des pieds et mettre des coups en finesse. Il joue en tacticien, il ose chanter. Avant, c’était Tyson. Aujourd’hui, il est le Mohammed Ali du rap. »

Ipséité, quésaco ?

Selon le dictionnaire Larousse, l’ipséité, c’est « ce qui fait qu’un être est lui-même et non pas autre chose ».

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Bon, d’accord, il se peut que j’aie déjà entendu ou lu ce mot ailleurs, à l’école, dans une conversation, dans un livre ou un journal, mais ce devait être à un moment où mon attention était partie en promenade. Ca a dû entrer par une oreille et sortir par l’autre sans même pause pipi dans mon cerveau. Cela arrive à plein de gens, je pense… Mais ici et maintenant, je me demande « ce qui fait que nous sommes uniques et pas quelqu’un d’autre ».

Nos empreintes digitales, peut-être ? Pendant des années, il nous a été dit, notamment par les scientifiques, à coups de polars et de publicités pour des smartphones dernier cri (en attendant le prochain dernier cri…), qu’elles sont différentes pour chaque individu, y compris pour les vrais jumeaux.

 Comme dans Les Experts

En plus, d’après les scientifiques, nos empreintes digitales ont la bonne idée de ne pas changer toute notre vie terrestre durant, du ventre de nos mères à nos tombes, sauf si on mutile la paume des mains, les doigts et la plante des pieds, parce que ce sont dans ces zones qu’elles se trouvent. C’est pour ça que tout enquêteur digne de ce nom – que ce soit dans la vraie vie ou dans Les Experts – se fait un devoir de les chercher sur une scène de crime. C’est pour ça que c’est du pain béni pour tous les procédés biométriques, et qu’une société peut vendre à prix astronomique ses téléphones dotés de la fonctionnalité de déverrouillage par empreinte digitale.

Avis aux aspirants petites frappes ayant été particulièrement intéressés par le passage « sauf si on mutile la paume des mains, les doigts et la plante des pieds » : si jamais vous pensiez à vous endommager les empreintes digitales pour aller faire des bêtises, vous pouvez arrêter maintenant sinon vous risqueriez de vous faire arrêter, parce qu’elles peuvent se reconstituer quand la peau est superficiellement détruite. Et si la destruction n’est pas superficielle, aoutch !

Au passage, aïe, aïe aussi pour ces malades du cancer qui, il y a quelques années, ont vu leurs empreintes devenir « illisibles » et se sont retrouvés en détention en allant aux Etats-Unis parce que leur médicament a, semble-t-il, eu pour effet secondaire de faire peler la peau de leurs mains et pieds. (Ah, je n’invente rien, c’est vraiment arrivé ! Voyez ceci, rapporté par l’Agence Science-Presse le 16 juin 2009.)

Unicité incertaine ?

Alors, il n’y aurait pas d’ipséité par empreintes digitales pour ceux qui n’en ont plus ou pas ? Plus ou pas, car à côté de ceux dont les empreintes ont été, disons, endommagées de manière irréversible, il y a ceux qui n’en ont pas eu, en raison d’une maladie génétique rare, l’adermatoglyphie.

Mais, à croire certains chercheurs, pour l’ipséité par empreintes digitales, rien n’est moins sûr.

« Fondamentalement, on ne peut pas prouver qu’il n’y a pas deux empreintes digitales identiques. C’est improbable », soutient l’un d’eux, Mike Silverman, identifié comme « l’homme qui a introduit le premier système de détection automatique des empreintes digitales à la Metropolitan Police » au Royaume-Uni, plus connue sous le nom de Scotland Yard. (Voyez aussi « Les empreintes digitales, des preuves pas si fiables que ça pour la police scientifique ? »)

« En ce qui me concerne, je m’évertue depuis des années à enseigner, tant aux étudiants qu’aux magistrats, que l’association entre une empreinte et une personne n’est pas une certitude, mais qu’elle s’entoure de probabilités », déclare un autre, Christophe Champod, professeur à l’Ecole des sciences criminelles à Lausanne (Suisse) et spécialiste des empreintes. (Voyez « La méthode des Experts, science ou sorcellerie » et « Les empreintes digitales ne sont pas toutes uniques »).

Plusieurs choses « uniques à chaque humain » ?

Cependant, il n’y a pas que les empreintes pour nous rendre uniques, si l’on suit d’autres scientifiques : outre les plis et crêtes de nos mains et pieds, il y aurait « sept choses qui sont uniques à chaque être humain ». Lesquelles ? Les oreilles, l’odeur corporelle, la démarche, les fesses, le crâne, les ongles, les pores du nez.

En voilà un paquet de causes d’ipséité, dites donc ! Ils sont sympathiques, ces philosophes, à inventer de jolis mots qui sont compliqués à rendre concrets…

Peut-être que « ce fait qu’un être est lui-même et non pas autre chose », c’est la réponse à la question : « Qui est-il ? »

« Qui sommes-nous ? » Vaste question, qui en appelle d’autres, c’est certain, et bien plus encore. Je vous laisse (philosopher ?) quelques minutes, pour aller voir en ligne ce que ça donne, le « Mohammed Ali du rap francophone ».

(Pause musicale, donc.)

« Une affaire de métabolisme »

Je suis de retour. Vous voulez savoir ?

Il ne ressemble pas vraiment à Fally Ipupa, Damso ; la contre-plongée est trompeuse. Eh bien, je me suis fait mon opinion, je vous laisse vous faire la vôtre. Comme vous le savez, des goûts et des couleurs…

– Et ici, Docteur, je vous pose une question. A quoi, vous, médecin, attribuez-vous la différence des goûts ? Pourquoi je n’aime pas la tripe ; et comment pourrais-je changer d’avis ?

– On n’en sait rien… C’est ce qui me permet de vous répondre ! C’est une affaire de métabolisme !… Vous comprenez ? Biochimie. Secrétions internes. Action de déséquilibres chimiques sur la cellule nerveuse… Ajoutons quelques réflexes, et association d’idées…

– Et servez chaud.

– Voilà.

(Paul Valéry, « L’idée fixe ou Deux hommes à la mer », Editions Les Laboratoires Martinet, 1932)

Voilà. Je vous laisse. Je vais écouter Nixon Nizzy. Ibrahima Soumaré, de son vrai nom, un autre rappeur belge. Lui est d’origine guinéenne. Demandez à YouTube ou Dailymotion, vous verrez/entendrez…

Big up et à la prochaine !

Coumba Sylla

N.B. : Une version légèrement différente de ce texte a été publiée dans l’édition en date du 14 novembre 2017 du journal satirique Le P’tit railleur sénégalais, créé en 2013 et dirigé par Ibou Fall.

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