- « Chronique d’une journée de répression », de Moussa Konaté, Editions L’Harmattan, Collection Encres noires, 1988.


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Voir aussi :
Moussa Konaté, « L’Afrique noire est-elle maudite ? », Editions Fayard, 2010. Extraits ici et ici.
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Extraits

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« La vie est belle malgré tout »

« L’air du dehors lui fouetta le visage et, à la vue des hommes qui se coudoyaient dans la rue, de ce flot qui s’écoulait, intarissable, et qui est parfois nécessaire pour savoir que la vie est belle malgré tout, il sembla à Alassane qu’il avait risqué de perdre, qu’il risquait de perdre un bien si précieux : les rires qui résonnent, les pleurs d’un bébé, les notes suaves et fugaces de quelque kora dans le lointain, tout ce qui prouve que le mouvement est vie et qu’il vaut mieux ne pas perdre le mouvement. Oui, c’était là la vie, comme aux premiers jours de la Création. Elle éclatait en nappes de feu dans le soleil, elle se mouvait dans les nuages s’en allant, nonchalants, vers des mondes inconnus, elle coulait dans ce fleuve scintillant, elle virevoltait dans ces oiseaux aquatiques frôlant l’eau dans leur ivresse, elle était ce pêcheur bossu sous le poids des filets, dans sa barque ; elle animait cette foule compacte et bigarrée, avec ses joies et ses peines ; et l’éternel mouvement dans le ciel et sur terre, tout comme aux premiers jours de la Création. Alors, que tout reste tel quel : que le ciel s’illumine toujours, qu’il répande le mouvement sur toutes choses ! Que la foule grouille, indomptable, malgré les haines, malgré les misères ! »
(Moussa Konaté, « Chronique d’une journée de répression »)
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« Un jeu qui fait cesser de battre le coeur n’est pas un jeu d’enfant »

« On retrouva un jour Ali raide mort sur son petit lit d’étudiant : son coeur avait cédé. Son espoir s’était envolé, sa raison de vivre n’était plus, il ne pouvait plus leur survivre ; la rage qu’il couvait l’avait emporté. Lorsque nous transportions son corps à l’aéroport vers l’avion qui devait le ramener sur sa terre natale, nous comprîmes définitivement qu’un jeu qui fait cesser de battre le coeur n’est pas un jeu d’enfant. »
(Moussa Konaté, « Chronique d’une journée de répression »)
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Ni opulence, ni aisance, ni misère noire, « simplement une pauvreté décente »

« En fait, lui-même n’avait pas vécu dans l’opulence, pas même dans l’aisance. La pauvreté des siens était tout simplement une pauvreté décente : on trouvait à manger trois fois par jour des repas qu’on ne choisissait pas, qui ne variaient pas.
Grâce aux privations qu’il s’était imposées durant sa jeunesse, son père, un ancien garde colonial, avait réussi à faire quelques économies qui permettaient aux siens de ne pas connaître la misère noire. Il n’avait pas voulu envoyer ses premiers enfants à l’école occidentale à laquelle, homme pieux, il préférait l’école coranique. Tous étaient à présent d’obscurs maîtres, des charlatans aussi, dans les régions les plus reculées du pays. Comme l’étude du Coran, avec l’athéisme insouciant qui s’installait, devenait de moins en moins payante et que l’inflation grignotait sans cesse sur la petite pension de arde colonial, l’homme de Dieu fut bien obligé de lorgner du côté de l’autre école, et ce fut la chance d’Alassane.
Alassane ne s’était pas révolté contre cette enfance-là, il en éprouvait de la honte. »
(Moussa Konaté, « Chronique d’une journée de répression »)
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« Ils s’entre-déchirent » aussi, les pauvres

« La méchanceté et la cupidité sont le lot des pauvres aussi. Ils s’entre-déchirent, ils s’entre-dévorent. Ils n’ont jamais songé à se sortir de leur misère en commun : chacun ne voit que soi, chacun ne lutte que pour sortir de sa nuit. »
(Moussa Konaté, « Chronique d’une journée de répression »)
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« La rage seule ne suffit donc pas »

« … il y en avait qui n’étaient mus que par l’exaspération et l’on sait bien comment ils s’étaient comportés quand tout avait commencé à mal tourner. La seule rage ne suffit donc pas ; elle ne peut pas être la preuve d’un engagement irréversible. »
(Moussa Konaté, « Chronique d’une journée de répression »)
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« Distinguer le possible de l’impossible »

– Prends garde, mon enfant, prends garde, car il y a loin de tes thèses de philosophies à l’épreuve qui t’attend. Tu ne peux pas changer le monde, mon petit Kassim, personne ne peut changer le monde. Il est fait de bons et de méchants, de justice et d’injustice, depuis la nuit des temps. L’essentiel, c’est de faire son chemin en évitant les embûches autant que possible, pour mourir non pas heureux (car c’est impossible) mais tranquille. Tu vois, Kassim ?
– Je te comprends parfaitement, « père », mais je voudrais qu’à ton tour tu te convainques que je n’ai plus l’âge de rêver, que je sais distinguer le possible de l’impossible. Contrairement à ce que tu crois, je ne veux pas changer le monde…
– Alors ! Pourquoi agis-tu si tu sais que ton acte ne débouche sur rien ? Pourquoi ?
– Sur rien ? Ah ! Je n’ai rien dit de pareil. Ce sont tous les hommes de bonne foi et de bonne volonté qui changeront le monde, c’est vrai, mais pour qu’ils agissent, il faut leur donner des exemples afin qu’ils prennent conscience de leurs forces. Mon ambition s’arrête là, père. Tu vois, ce n’est pas un rêve insensé.
(Moussa Konaté, « Chronique d’une journée de répression »)
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A défaut de sauver le monde, « tâcher de se sauver soi-même »

« C’est parce que je croyais que le règne de la justice dépendait de l’action du grand nombre que je me suis engagé dans la politique. J’ai gravi les échelons, je suis devenu ministre. J’ai observé ce peuple quand j’était en son sein ; je l’ ai observé quand le je dirigeais (…). Tant que j’ai détenu une parcelle du pouvoir, je n’ai pas pensé à moi-même. Mon épouse et mes enfants me le reprochent aujourd’hui, et m’en veulent, parce qu’ils estiment que j’ai hypothéqué leur avenir. L’évidence que j’avais toujours niée s’est finalement imposée à moi : puisqu’on ne peut sauver le monde, il faut tâcher de se sauver soi-même. Bien sûr, moi, je n’attends plus que la mort, mais la leçon ne sera pas inutile si je l’enseigne à autrui. »
(Moussa Konaté, « Chronique d’une journée de répression »)
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« Je ne veux pas mourir inutilement »

« Et vous-mêmes, vous mourrez, à coup sûr. Il n’est nécessaire ni de vous fusiller, ni de vous pendre : vous mourrez à petit feu dans des geôles immondes. Et à quoi vous aurait-il servi d’avoir agi ? A quoi ? Je n’ai pas peur de mourir, moi, mais je ne veux pas mourir inutilement ; je ne veux pas que ma mort, résultant d’un acte irréfléchi, compromette pour longtemps l’avenir de tout un peuple… »
(Moussa Konaté, « Chronique d’une journée de répression »)
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Coumba Sylla
@ Dakar